Il a neigé pendant des jours, mais les nuages ont disparu. Et là-haut, bien au-dessus de la ligne des arbres, là où hier encore la tempête enveloppait le sommet, la seule preuve du mauvais temps des derniers jours est la neige laissée derrière. Elle est partout, étalée sur la face du pic et sur les crêtes rocheuses comme une épaisse couche de glaçage sur un gâteau, scintillante dans le ciel bleu azur.
Joël Jaccard plisse les yeux dans la lumière vive et observe longuement le versant de la montagne, étudiant la façon dont s’étirent sous lui les hautes pentes du Roc d’Orzival — une saillie des Alpes suisses en forme de flèche, pointant à 2 852 m. Du regard, il trace un chemin jusqu’au village de Grimentz, à peu près 1 500 m plus bas, et prend la mesure de la course d’obstacles qui l’attend : traversées abruptes, crevasses verticales, plaques de glace et épines de roche noire. C’est un parcours périlleux, non sécurisé et non surveillé, réservé aux experts — l’ultime free ride à ses yeux. Avec deux amis, il a atteint cet endroit hors des sentiers balisés en empruntant la remontée mécanique d’une station de ski jusqu’à son point le plus haut, puis a continué de grimper à pied pendant 15 minutes. Maintenant, il est impatient de s’élancer ; il estime qu’il leur faudra 30 minutes pour descendre jusqu’au village.
Bien sûr, Joël Jaccard est conscient que les choses peuvent toujours mal tourner. Comme beaucoup d’habitués de l’arrière-pays alpin, il a pris des précautions. En équilibre sur la ligne de crête, il passe en revue son équipement : pelle, sonde pliable, walkie-talkie. À son sac à dos en toile rouge, il a ajouté un ballon gonflable : s’il est coincé dans une avalanche, il n’aura qu’à tirer sur un cordon pour que le ballon se déploie et le propulse vers la surface de la rivière de neige déboulant vers le bas. En cas d’ensevelissement, son émetteur-récepteur radio — appelé détecteur de victimes d’avalanche (DVA) — aidera les sauveteurs à le localiser.
Mais le risque d’une catastrophe au Roc d’Orzival semble avoir diminué ce matin. Quelques heures plus tôt, Joël Jaccard a consulté le bulletin météorologique de l’Institut pour l’étude de la neige et des avalanches de Davos. L’avertissement d’un risque accru d’avalanche, lancé un peu plus d’une semaine auparavant, a été revu à la baisse dans les derniers jours. Le mécanicien de 32 ans, skieur depuis l’enfance, n’est pas vraiment inquiet.
Premier à quitter la crête, Jaccard s’élance dans la poudreuse et glisse vers le bas dans un large corridor de neige. Ses deux amis suivent à une distance sécuritaire, quelques dizaines de mètres derrière. Il tourne pour attaquer une pente de 45 degrés et franchir un col. Ses skis dérapant sur des plaques de glace, il se fraie un chemin à travers les congères, de plus en plus vite. Il fait un virage, puis un autre plus large.
Et sent le danger.
Devant lui, la poudreuse tombée toute la semaine a été façonnée par le vent en une énorme congère — un gigantesque monticule en forme de coussin, connu sous le nom de plaque à vent. Joël Jaccard a passé suffisamment de temps en montagne pour craindre ce genre de plaque. Le nouvel amas de neige, qui repose précairement sur le vieux manteau neigeux, peut se détacher et dévaler la pente à la moindre perturbation.
Le skieur essaie de ralentir, mais ne peut éviter la congère. Il se retrouve dessus. Et entend un grondement sinistre. Tournant la tête, il voit derrière lui une fissure dans la neige, à quelque 40 m, déclenchée par le poids de son corps lors de son passage. La gravité, implacable, entraîne la neige vers le pied de la montagne. L’énorme mur blanc glisse dans sa direction.
Joël Jaccard se précipite en haut d’une montée, mais l’avalanche, qui se déplace maintenant à 100 km/h, le rejoint rapidement. Il sent le poids immense de la vague qui s’écrase dans son dos, arrachant ses skis, fracturant une de ses vertèbres et le projetant au sol. Alors que la neige s’accumule autour de lui, il cherche à tâtons le cordon de son ballon gonflable et tire dessus férocement, juste avant d’être englouti. Le mouvement libère d’un cylindre en acier 200 litres d’air comprimé. Le skieur espère que cela va le propulser au-dessus des morceaux de neige et de glace.
Mais ce n’est pas suffisant. Le torrent est impitoyable : Joël Jaccard peut voir les blancs et les bleus éclatants de la neige et du ciel faire place à l’obscurité. Il sent le froid l’envahir, l’envelopper, l’étouffer. Instinctivement, il met ses mains sur sa bouche. Puis, tout s’arrête.
Il gît sur le ventre, face contre terre, les jambes allongées, sans savoir quelle quantité de neige l’emprisonne. Comme ses mains recouvrent son visage, une petite poche d’air s’est formée près de sa bouche, mais la respiration devient rapidement difficile. Dans le crépitement de son walkie-talkie, il entend la voix pressante d’un de ses compagnons.
« Joël, tu m’entends ? »
Le micro pend à un cordon qui dépasse de son sac à dos. Incapable de bouger les bras, il ne peut répondre. Il reste immobile, luttant pour respirer pendant environ trois minutes. Puis, tout devient noir.
***
À Sion, dans la vallée du Rhône, Gérald Maret reçoit une dépêche urgente dans un petit bureau de l’aéroport local, à 11 h 30 le 24 janvier 2021 : « Avalanche. Roc d’Orzival. Une personne disparue, équipée d’un sac gonflable et d’un DVA. »
Gérald Maret connaît la procédure. L’homme de 53 ans est pilote d’hélicoptère depuis deux décennies pour Air-Glaciers, une des équipes de sauvetage en montagne les plus renommées au monde. Depuis 1965, ce service d’hélicoptères patrouille dans les cols de haute montagne du Valais, l’un des plus grands cantons de la Suisse, qui en compte 26.
Répartie en six bases alpines, l’entreprise dispose d’une flotte de 16 hélicoptères prêts à intervenir en haute altitude. Son service est sans doute le plus efficace du genre au monde, certainement l’un des plus actifs. Air-Glaciers effectue environ 2 500 missions par an (la vente de cartes de sauvetage, qui permettent à ses quelque 80 000 abonnés de bénéficier d’une couverture financière pour tous les frais de sauvetage non pris en charge par leurs assureurs, augmente son budget de fonctionnement). Les pilotes chevronnés du groupe se font une fierté d’atteindre les endroits les plus inaccessibles du Valais en quelques minutes.
Quelques secondes après avoir reçu la dépêche, Gérald Maret se précipite sur le tarmac et monte dans le cockpit de l’un des deux Écureuil AS350 de la base. Alors qu’il démarre le moteur, deux guides et sauveteurs, Gérald Mathys, 50 ans, et Pascal Gaspoz, 52 ans, accourent. Les deux hommes volent vers des sites d’avalanches et autres catastrophes pour Air-Glaciers depuis des décennies eux aussi. Ils ont saisi dans le hangar une civière, des pelles, des balises, des sondes à neige pliables et une antenne à accrocher sous l’hélicoptère pour faciliter la recherche du signal d’un émetteur. Ils s’entassent dans l’appareil avec le matériel et Gérald Maret décolle sans attendre. Mais avant de foncer vers les montagnes, ils doivent faire un bref arrêt.
Gérald Maret survole le Rhône et atterrit dans un quartier résidentiel de Sion. Pierre Féraud, 55 ans, médecin d’Air-Glaciers, est chez lui, en vacances. Mais il est le seul médecin disponible. Il monte à bord de l’hélicoptère.
Sept minutes se sont écoulées depuis l’alerte.
Gérald Maret se dirige vers le sud-est, longeant le château de Tourbillon, avec ses tourelles du XIIIe siècle, perché sur un affleurement en haut de Sion. Il prend de la vitesse, atteignant 240 km/h alors qu’il guide l’hélicoptère au-dessus des vallées et des gorges sculptées par les glaciers, recouvertes d’une nouvelle neige brillante.
Cet homme qui pilote dans les Alpes et les Rocheuses canadiennes depuis des années est habitué aux vicissitudes des vols en haute altitude — le brouillard glacé qui peut masquer les câbles des remontées mécaniques et les parois des canyons, les vents violents qui peuvent faire dévier un appareil. Aujourd’hui, il n’y a aucun nuage et l’air est presque immobile. La visibilité est parfaite : il peut apercevoir, à un peu plus d’un kilomètre devant, le pic dentelé du Roc d’Orzival.
Vingt-deux minutes ont maintenant passé depuis que la dépêche est parvenue au quartier général.
***
En bas, l’imposant relief du Valais s’étend dans toutes les directions. Mecque du ski, cette région francophone du sud-ouest de la Suisse est dominée par l’emblématique mont Cervin. En hiver, elle est balayée par des vents violents qui forment des congères instables sur les pentes abruptes. Cela lui a valu la réputation d’être l’un des endroits les plus dangereux et les plus sujets aux avalanches des Alpes. Depuis 1936, les avalanches ont tué 24 personnes en moyenne par année en Suisse, dont une part importante dans le Valais.
Même ceux qui ne s’aventurent pas sur les pistes connaissent le danger. Des catastrophes surgissent parfois des montagnes, comme ce fut le cas le 30 août 1965, quand deux millions de mètres cubes de glace et de débris, après s’être séparés du glacier de l’Allalin, dans le Valais, ont englouti un barrage en construction et écrasé 88 ouvriers, la pire avalanche de l’histoire suisse récente. Cinq ans plus tard, dans l’obscurité d’un matin de février 1970, alors que les habitants de Reckingen roupillaient, 1,8 million de mètres cubes de neige se sont détachés de l’alpage de Bächji et ont dégringolé vers le village. Trente personnes ont été tuées, dont 19 officiers de l’armée qui dormaient dans une caserne. Et en 1999, une douzaine de personnes ont perdu la vie dans la commune d’Evolène lorsqu’une énorme masse de neige entre les sommets de Sasseneire et de la Pointe du Tsaté s’est rompue et a dévalé la montagne.
La grande majorité des morts par avalanche dans la région, environ 90 %, surviennent toutefois sur des terrains non contrôlés, hors-piste, lorsque des skieurs empruntent des itinéraires non balisés ou non tracés. Ces pistes poudreuses se trouvent souvent sur le versant arrière de stations de montagne, dans des zones non surveillées par les patrouilles de ski et non protégées par d’autres mesures de sécurité telles que le déclenchement régulier d’explosifs pour provoquer des avalanches contrôlées et empêcher l’accumulation précaire de neige. Sans surprise, de nombreux sauveteurs — pour la plupart des skieurs exceptionnels eux-mêmes — ont peu d’admiration pour les amateurs de hors-piste non formés et téméraires.
Et le danger s’intensifie. Les effets des changements climatiques — de longues périodes hivernales sans neige suivies d’accumulations monstres, par exemple — rendent les conditions alpines plus difficiles à prévoir. Avec la hausse des températures, l’air plus chaud et plus humide crée des tempêtes plus violentes, qui déversent de la neige de manière irrégulière. Les fluctuations des conditions météorologiques et du vent influencent la façon dont la poudreuse fraîche interagit avec le vieux manteau neigeux. En 2019, l’Institut pour l’étude de la neige et des avalanches a signalé qu’il était tombé environ deux à trois fois plus de neige que la normale dans les Alpes suisses en janvier.
La popularité grandissante des sports d’hiver accroît aussi les risques, puisqu’elle pousse les skieurs et les planchistes à s’éloigner des pistes bondées. En janvier 2021, des skieurs et planchistes hors-pistes ont déclenché huit avalanches en quatre jours, lesquelles ont fait huit morts. « Le Valais est au centre de tout ça », me dit le Dr Pierre Féraud.
Les menaces changent, mais la région figure dans les annales du sauvetage depuis des siècles : c’est même dans le Valais que le sauvetage en montagne organisé serait né. Dans les années 1700, les moines du monastère du Grand-Saint-Bernard, perché sur un col de 2 000 m entre la Suisse et l’Italie, ont commencé à recourir à des saint-bernards pour repérer à l’odorat les voyageurs perdus dans la neige sur un périlleux sentier de pèlerinage montagneux appelé la « Mort blanche ». (Barry, le champion de tous les temps, aurait sauvé 40 personnes de 1800 à 1812.)
Des pilotes militaires suisses sont devenus les pionniers du sauvetage aérien lorsque, en 1946, ils ont fixé des skis à un avion et atterri au sommet d’un glacier dans la région de l’Oberland bernois, afin de rescaper les passagers et l’équipage d’un avion américain écrasé.
Mais c’est une mission de sauvetage plus délicate encore qui allait inspirer la création d’un service professionnel à plein temps comme Air-Glaciers.
En 1963, Hermann Geiger, un guide alpin et pilote d’hélicoptère de Sion surnommé le « saint-bernard volant », répond à un appel d’urgence pour aider un guide qui s’est blessé en escaladant un glacier. Il dirige son petit appareil Bell 47 jusqu’au lieu de l’accident, mais des vents violents l’empêchent d’atterrir. Des brancardiers sont contraints de faire la difficile ascension pour atteindre l’homme, qui s’en sort avec une fracture du fémur.
Cet incident va pousser Hermann Geiger à révolutionner le sauvetage alpin. Avec l’aide de deux collègues guides, Bruno Bagnoud et Fernand Martignoni, il persuade une banque suisse de leur prêter l’argent nécessaire à l’achat d’un Aérospatiale Alouette III, un puissant hélicoptère à moteur à réaction capable de monter à de hautes altitudes. La même année, le trio fonde Air-Glaciers. Les partenaires achètent bientôt d’autres appareils, engagent des pilotes expérimentés et étendent leurs activités.
Deux des trois fondateurs ont connu une fin prématurée — ce qui n’est peut-être pas si étonnant, étant donné les risques qu’ils ont pris. Hermann Geiger a perdu la vie en 1966 lors d’un vol d’instruction de routine dans son Piper J3C ; Fernand Martignoni est mort dans un accident d’avion dans les Alpes suisses 16 ans plus tard.
De son côté, Bruno Bagnoud, aujourd’hui âgé de 87 ans, nourrissait l’espoir que son fils poursuive l’œuvre audacieuse d’Air-Glaciers. À 20 ans, François-Xavier Bagnoud est ainsi devenu le plus jeune pilote d’hélicoptère de sauvetage de l’histoire suisse. Mais lui aussi est disparu tragiquement : en 1986, peu après s’être joint à la confrérie des pilotes de sauvetage, il s’est écrasé en pleine tempête de sable dans le désert du Sahara alors qu’il surveillait le déroulement du célèbre rallye Paris-Dakar. L’accident a également coûté la vie à l’organisateur de la course, le renommé pilote de moto français Thierry Sabine.
Dès sa création, Air-Glaciers se forge une bonne réputation en Suisse pour ses déploiements rapides lors de catastrophes alpines. Ses équipes extirpent des blessés de profondes crevasses ou sur de hautes corniches surplombant des parois abruptes. En mars 2012, les sauveteurs entrent en action après qu’un autobus scolaire se fut écrasé dans un tunnel au cœur des montagnes, près de Sierre, accident ayant tué 22 enfants, quatre enseignants et deux chauffeurs. Six ans plus tard, ils se rendent en hélicoptère au Pigne d’Arolla, dans les Alpes valaisannes, après que 14 skieurs de fond italiens et français se furent égarés dans le brouillard à 3 700 m d’altitude. Les guides d’Air-Glaciers recherchent les randonneurs pendant 18 heures et sauvent la vie de tous sauf cinq, morts de froid pendant la nuit.
Pour affronter une telle variété de catastrophes, les sauveteurs d’Air-Glaciers reçoivent une formation intensive, à commencer par un cours de trois ans sur le guidage alpin, imposé par la Suisse. Suivent des mois de pratique spécialisée et une année de formation paramédicale. Tous les 12 mois, avant la saison de ski, chacun des guides et pilotes d’Air-Glaciers doit également suivre un cours de perfectionnement d’une semaine, pour affiner ses compétences dans tous les domaines, des recherches postavalanches aux extractions en haute altitude.
Lors de l’entraînement présaison de l’hiver 2021-2022, je me suis rendu en hélicoptère avec une équipe au sommet d’une montagne non loin de Sion, où j’ai rejoint 30 guides et 30 pilotes, venus de tout le Valais renouveler leur certification. En ce jour de novembre, la mission simulée consistait à évacuer des passagers d’un télésiège en panne qui se balançait au-dessus des pistes d’une station de ski. J’ai été invité à jouer le rôle du skieur malchanceux ayant besoin de l’aide d’un hélicoptère.
C’était une belle journée pour une catastrophe imaginaire. De mon perchoir, je pouvais distinguer le mont Cervin incrusté de neige qui surplombait les contreforts alpins bruns. J’ai vu apparaître l’Écureuil avec deux sauveteurs suspendus à un câble de près de 20 m. Rapidement, les deux hommes au casque jaune se sont posés sur le bord de mon siège, chacun portant un harnais et en tenant un second, ainsi que des cordes enroulées et une douzaine de mousquetons. Je suis resté immobile pendant que l’un d’eux fixait d’une main experte un harnais autour de moi, accrochait un mousqueton au câble et serrait ses jambes autour de ma taille. Puis, l’hélicoptère nous a soulevés et éloignés. Après un trajet exaltant d’une minute, nous avons été déposés en douceur sur une zone d’atterrissage.
De là, j’ai observé les pilotes et les guides répéter l’exercice encore et encore pendant plusieurs heures — s’entraînant avec des câbles de différentes longueurs tout en envisageant le vent, la neige et les dangers qu’ils seraient appelés à affronter plus tard dans l’hiver.
Les équipes d’Air-Glaciers s’exercent à faire face à toute éventualité, mais ce sont les menaces d’avalanche qui hantent les hautes pentes du Valais. Tous les skieurs et sauveteurs qui ont déjà parcouru l’arrière-pays suisse redoutent ces masses de neige. « Vous entendez un craquement puis le silence pendant que la nature retient son souffle, attendant que la montagne s’effondre », m’a dit une alpiniste chevronnée, qui a perdu plusieurs amis dans des avalanches et qui a elle-même évité la mort de justesse. « Même les oiseaux se taisent. Vous pouvez sentir votre souffle tonner dans vos oreilles. »
Le Dr Féraud me fera plus tard visionner une scène filmée en 2020 par la caméra fixée au casque d’un skieur hors-piste alors qu’une avalanche déboulait sur lui : on y voit des granules de neige tourbillonnants, des éclairs de ciel, puis l’obscurité, accompagnée de gémissements de douleur et de cris de terreur. Le skieur a réussi à éviter l’ensevelissement, mais il a inhalé de la glace dans ses poumons et crachait du sang.
« Avalanche… Je ne peux pas respirer ! » a-t-il crié dans son téléphone portable au répartiteur des urgences. Une équipe héliportée d’Air-Glaciers est arrivée quelques minutes plus tard et l’a sauvé.
***
Joël Jaccard est enseveli depuis près de 30 minutes lorsque Gérald Maret fait tournoyer son hélicoptère sur la ligne de crête du Roc d’Orzival et repère, de haut en bas, le désordre caractéristique d’une avalanche. Il décrit des cercles pour mieux voir, faisant une large boucle avec l’hélicoptère au-dessus d’un champ de glace brisée et de neige d’environ 200 m de large sur 600 m de long. Les deux amis de Joël Jaccard se tiennent au sommet de la zone, juste sous l’arête dentelée qui marque l’endroit où la plaque s’est détachée. Ils essaient désespérément de capter le signal DVA de leur compagnon avec leurs propres balises numériques.
Introduits sur le marché en 1971, ces émetteurs-récepteurs, qui émettent un signal de plus en plus fort à mesure que l’on s’approche d’une victime enterrée, ont été salués comme révolutionnaires à leur sortie. Cette technologie n’est cependant pas parfaite. L’emploi de ces appareils nécessite généralement de la pratique et demande de surmonter certaines difficultés. Leur portée de 40 à 80 m oblige souvent les utilisateurs — parfois eux-mêmes des rescapés de l’avalanche, en état de choc et épuisés — à parcourir de grandes distances dans la neige épaisse, alors que s’écoule du temps précieux. « Ils sont inexacts, comme un démineur aveugle, et requièrent des tonnes d’entraînement », me dira l’adepte de hors-piste chevronnée qui a perdu plusieurs amis dans des avalanches.
À l’intérieur de la cabine de l’hélicoptère toujours en train de tourner, l’équipe de secours comprend en voyant agir les amis de Joël Jaccard qu’ils ne l’ont pas localisé. Chaque seconde est cruciale. Pascal Gaspoz, un ancien policier d’un village du val d’Hérens, soupèse les options.
Quand le gouvernement suisse a mis fin à ses propres opérations de sauvetage par la police et a confié cette responsabilité à des sociétés privées en 1995, Pascal Gaspoz a été l’un des premiers à se joindre à Air-Glaciers. Depuis, il a participé à des centaines de sauvetages en avalanche, il sait donc mieux que quiconque à quel point leurs prochaines actions seront cruciales.
« Gérald, qu’en penses-tu ? Est-ce qu’on a besoin des chiens ? » crie-t-il dans son micro à Gérald Mathys. Manifestement, les balises au sol ne donnent rien, se dit-il. Peut-être qu’une technique plus traditionnelle…
Air-Glaciers compte dans sa base de données 45 chiens de sauvetage et maîtres-chiens formés à Sion et dans les vallées environnantes ; au moins quatre équipes sont toujours prêtes à intervenir. Bien que la technologie de détection moderne se soit beaucoup améliorée ces dernières années, la bonne vieille aide canine reste remarquablement utile en zone d’avalanche. Les chiens, qui peuvent sentir à travers de trois à quatre mètres de neige et travailler pendant une heure avant de devoir être remplacés, font toujours partie des détecteurs les plus fiables et les plus endurants au monde. Généralement, quand une équipe de sauvetage est déployée, un autre hélicoptère suit, avec à bord un maître-chien et un chien (très peu de saint-bernards ; les chiens d’intervention sont principalement des bergers allemands et belges, des labradors, des golden retrievers et des schnauzers).
Pendant que Pascal Gaspoz et Gérald Mathys discutent de la pertinence de faire participer les chiens, Gérald Maret scrute les crêtes, à la recherche de signes avant-coureurs de la plus grande menace pour les secouristes : une deuxième avalanche. Un danger tragiquement familier à Pascal Gaspoz.
Vingt ans plus tôt, alors que six alpinistes gravissaient une colonne de glace dans la neige épaisse au-dessus de Zinal, dans le val d’Anniviers, une avalanche a déferlé sur le groupe et a emporté une jeune femme. Air-Glaciers a dépêché sur les lieux une équipe canine et 23 sauveteurs, dont Nicolas, le frère aîné de Pascal Gaspoz. Tandis qu’ils s’affairaient, une autre plaque de neige s’est abattue sur eux. « C’est arrivé de trop loin et trop vite pour qu’on puisse l’entendre. C’était la panique. J’ai entendu des hurlements », a raconté un survivant à la presse locale.
L’avalanche a enterré six sauveteurs. Quatre ont été rapidement sortis, en vie. Mais Édouard Gross, 24 ans, et Nicolas Gaspoz, 36 ans, sont restés introuvables. Pascal Gaspoz, qui avait travaillé avec son frère plus tôt dans la matinée, avait été appelé ailleurs pour un autre sauvetage. « Là, j’étais de retour à la base, en attente, et puis la deuxième avalanche est arrivée et l’a emporté », m’a-t-il dit.
Les sauveteurs ont retrouvé le corps d’Édouard Gross plus tard dans la journée. À la tombée de la nuit, ils ont mis fin aux recherches pour Nicolas Gaspoz. Le lendemain, 200 sauveteurs sont arrivés sur la montagne et ont découvert son corps dans la zone de dépôt, au pied de l’avalanche, à midi. Cet événement est l’un des plus tragiques de la longue histoire d’Air-Glaciers.
***
En survolant le couloir de l’avalanche, Gérald Maret repère le lieu précis où la plaque s’est détachée du manteau neigeux avant de dévaler la montagne. Il observe la longue arête dentelée et juge que le risque d’un deuxième glissement de neige est faible — il n’y a plus de poudreuse fraîche. Il cherche donc un endroit où poser l’hélico.
Pendant ce temps, Gérald Mathys essaie de reconstituer ce que les sauveteurs appellent « l’histoire » du skieur disparu. Au fil de décennies de sauvetages, il s’est rendu compte que son outil le plus utile est souvent ses yeux. Scrutant la scène par la fenêtre de l’hélicoptère, il suit la trace laissée par le skieur juste avant la zone sinistrée, calculant son itinéraire, puis examinant la surface du couloir d’avalanche, dans l’espoir de repérer un indice dans le chaos — un gant, un sac à dos, un truc qui dépasse, n’importe quoi qui trancherait sur la mer de blancheur.
Il y a quelques années, Gérald Mathys est arrivé en hélicoptère sur les lieux d’une grosse avalanche survenue la veille dans le Valais ; les recherches pour retrouver un skieur disparu avaient été interrompues la nuit précédente en raison de l’obscurité et du risque d’un second glissement. Alors qu’il tournait au-dessus de la zone, quelque chose a attiré son attention. « J’ai soudain vu un visage qui dépassait de la neige », se souvient-il. Le skieur était resté enterré pendant toute la nuit glaciale, mais sa tête était demeurée en surface. Le sauveteur l’a sorti, frigorifié mais indemne, et l’a transporté à l’hôpital.
Gérald Mathys regarde en bas avec le même regard intense. Et soudain, c’est là : de l’orange qui tranche sur la neige, 60 m plus bas. Il croit d’abord que le gilet à haute visibilité du skieur a été arraché. Puis, il comprend : c’est son sac gonflable. Un bout du ballon en latex que Joël Jaccard a déployé avant d’être avalé par la neige perce la surface.
« Sac gonflable ! » s’écrie Gérald Mathys dans son microphone.
Gérald Maret guide l’Écureuil jusqu’à la surface enneigée et pose délicatement les patins de l’hélicoptère sur le sol. Gérald Mathys saute, se baisse sous les pales qui tournent toujours et court vers le sac orange. Les compagnons de Joël Jaccard, qui cherchaient plus haut, dévalent les 300 m pour rejoindre les sauveteurs.
« Sortez ma pelle de mon sac à dos », leur crie Gérald Mathys.
Il connaît les statistiques. Il est conscient qu’après 30 minutes sous la neige, les chances de survie sont minces. Mais son expérience lui dit aussi que tout espoir n’est pas perdu. Les sauveteurs doivent creuser sans attendre.
***
Dans l’esprit des sauveteurs, le chrono s’est mis en marche dès que l’appel d’urgence est entré à Air-Glaciers. Après tout, c’est souvent le temps qui détermine qui vivra et qui mourra. Des recherches menées sur des victimes d’avalanches en Suisse et au Canada ont montré que les personnes ensevelies jusqu’à 18 minutes ont une probabilité de survie de 91 % ; mais pour celles qui sont enterrées plus longtemps, le pourcentage chute brusquement. Pour les malchanceux qui, comme Joël Jaccard, restent sous la neige pendant 35 minutes, la probabilité de survie est de 34 %. Au-delà, selon les chercheurs, elle tombe à moins de 20 %, puis se stabilise. En effet, lorsque l’hypothermie survient — après environ 35 minutes —, les fonctions corporelles ralentissent et la consommation d’oxygène diminue. Autrement dit, m’explique Pierre Féraud, un des médecins d’Air-Glaciers, les chances de survivre à une avalanche demeurent à peu près les mêmes que l’on reste enfoui dans la neige pendant 35 minutes ou pendant une heure et demie.
Le Dr Féraud et les équipes d’Air-Glaciers ont aussi vu des cas qui défient la physique et la biologie, des cas extraordinaires où les victimes ont simplement eu de la chance.
En janvier 2005, Pierre Féraud s’est rendu en hélicoptère sur les lieux d’une grosse avalanche, dans le domaine skiable de Verbier, qui avait emporté le gardien d’un chalet de montagne. L’homme n’était pas muni d’un DVA. Une équipe de 120 sauveteurs a cherché pendant trois heures, sondant la zone avec de longues perches pliantes. Pendant ce temps, cinq chiens reniflaient la neige avec leur museau froid, en vain. Lorsque la nuit est tombée, Pierre Féraud et les autres avaient perdu tout espoir. « Nous étions certains qu’il était mort », se rappelle-t-il. Le médecin s’est alors rendu au chalet de ski pour se réchauffer, et là, le téléphone a sonné.
Une femme a décroché. « C’est pour vous, a-t-elle dit au médecin. C’est l’avalanche. »
Le Dr Féraud a pris l’appareil. À l’autre bout, une voix étouffée :
— Qu’est-ce que vous attendez pour venir me chercher ? Je suis gelé !
— Mais où êtes-vous ? a demandé le Dr Féraud.
— Je suis sous l’avalanche ! J’ai froid !
— Mais où sous la neige ?
— Je ne sais pas… Elle m’a emporté… Vous devez me trouver. J’ai très froid !
Pierre Féraud a empoigné sa radio. « Il est vivant ! a-t-il crié. Il est quelque part sous nos pieds ! »
Les sauveteurs se sont précipités vers la zone chaotique de l’avalanche et se sont tus, attentifs au moindre son. Un sauveteur a composé le numéro de téléphone de l’homme enseveli et lui a dit de crier son nom, Marcus, sans arrêt. Très vite, les membres de l’équipe de secours ont repéré l’endroit d’où s’élevaient des cris étouffés. Ils ont commencé à creuser furieusement et ont rapidement extirpé l’homme de 35 ans, stupéfaits qu’il ait survécu. La température froide (–14 °C) avait gardé la neige poudreuse perméable, ce qui avait facilité la circulation de l’oxygène et permis à l’homme de survivre pendant trois heures. Quand il est sorti, il était gelé mais indemne.
***
Le vrombissement des rotors de l’Écureuil couvre la voix de Gérald Mathys. Il crie à nouveau : « La pelle ! » en montrant son sac, solidement attaché à son dos. La neige volante et l’air glacial soulevés par l’hélicoptère piquent son visage. Un des amis de Joël Jaccard saisit la large pelle et la tend au sauveteur.
Dès que Pascal Gaspoz saute à son tour de l’hélicoptère, Gérald Maret repart. Il éloigne l’engin jusqu’à un terrain plat à 100 m de là. Pierre Féraud descend et prépare son équipement — dont un défibrillateur et une tubulure pour l’intubation endotrachéale. « Il risquait d’être mort, mais je pensais qu’il avait une chance », me dira-t-il plus tard.
À l’endroit où ils ont trouvé le sac gonflable, Gérald Mathys creuse à 30 cm de profondeur… 60 cm… 1 m dans la neige tassée. Après une minute de pelletage, il aperçoit la tête du skieur.
« Je le vois ! » hurle-t-il.
Joël Jaccard gît mollement, sans réaction. Pascal Gaspoz et les deux compagnons du skieur se joignent aux manœuvres. Les quatre hommes enlèvent méthodiquement la neige pendant deux minutes encore, jusqu’à ce qu’ils atteignent le corps. Il est presque parfaitement horizontal, sur le ventre. L’homme est inconscient et ne respire pas. Gérald Mathys le fait rouler sur le dos et secoue ses épaules pour tenter de le réveiller. Puis, il entame le massage cardiaque, guettant attentivement la moindre réaction. Rien.
Le visage maintenant tourné vers le ciel, Joël Jaccard reste inerte, sans respirer. Mais Gérald Mathys remarque quelque chose d’encourageant : un léger frémissement des paupières. Rapidement, les sauveteurs glissent le skieur sur un brancard et contactent Gérald Maret, qui surveille la scène, l’hélico prêt à redécoller. L’appareil traverse en douceur la zone d’avalanche et se pose à côté de Joël Jaccard, prostré dans la neige éclatante.
En un rien de temps, on hisse le skieur dans l’hélicoptère. Les pales rugissent au-dessus des têtes, mais l’équipe reste imperturbable, calme, synchronisée. Les sauveteurs retournent à l’aire d’atterrissage, où les attend le Dr Féraud, qui place un masque à oxygène sur le nez et la bouche du rescapé. Pascal Gaspoz saisit le défibrillateur et le matériel d’intubation. À cet instant précis, Joël Jaccard ouvre les yeux. Il est vivant.
Malgré le manque d’air à un mètre sous la neige, le sang de Joël Jaccard avait conservé suffisamment d’oxygène pour que son cœur continue de battre pendant 30 minutes. Mais le dioxyde de carbone qui circulait dans son corps allait bientôt l’empoisonner. Si Gérald Mathys n’avait pas vu le coussin gonflable, le skieur n’en avait que pour « 5 ou 10 minutes », estime Pierre Féraud.
L’équipe range son matériel et stabilise Joël Jaccard sur le brancard. En un clin d’œil, l’hélicoptère s’élève et franchit les Alpes à toute vitesse, atteignant l’hôpital de Sion en 15 minutes.
« Ça a été l’un de nos plus grands sauvetages », raconte le Dr Pierre Féraud près d’un an plus tard, alors que nous sommes assis dans la Maison FXB du sauvetage, le quartier général d’Air-Glaciers à l’aéroport de Sion. Ce fut aussi un rappel que, malgré toutes les mesures mises en place ces dernières années pour réduire le risque de mort par avalanche, c’est souvent l’expertise du sauveteur — sa capacité à analyser une scène dans le chaos qui suit une catastrophe et à réagir efficacement en dépit du stress — qui permet que les personnes soient retrouvées à temps. « Plus que la médecine, plus que la technologie, c’est le guide qui l’a sauvé », affirme le Dr Féraud.
Le dernier souvenir de Joël Jaccard en montagne ce jour-là est d’être immobile sous la neige, les mains sur la bouche, écoutant, impuissant, les voix affolées de ses amis dans le walkie-talkie. Il se rappelle ensuite être allongé dans un couloir d’hôpital, la douleur pulsant dans son dos à cause de la fracture d’une vertèbre inférieure. Il lui aura fallu des mois pour se remettre des effets de l’accident. Pour que sa colonne vertébrale finisse par guérir et que la douleur de ce matin atroce s’estompe.
Lorsque je lui demande quelles leçons il a tirées de cette expérience de mort imminente, il répond que sa seule erreur a été de se précipiter le premier matin de beau temps, de ne pas avoir donné à la neige accumulée la chance de se tasser. « Nous aurions dû attendre quelques jours. »
Une autre saison de ski vient de commencer dans les Alpes, et Joël Jaccard ne semble pas ébranlé par le désastre de l’année dernière. Il se dit impatient de faire une descente hors-piste. Il a acheté un nouveau ballon gonflable pour remplacer l’ancien. Il prévoit un hiver chargé dans les montagnes. Tout comme Air-Glaciers.
La version originale de cet article est parue dans GQ.
Author: Charles Patton
Last Updated: 1698590042
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